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Franco-Hungarian Literary Relations

GAR418

Knokke-Le Zoute
Date: 07-09-1959
Language: French
Repository: Petőfi Museum of Literature
Document type: Speech
Publisher: Tüskés Anna (24-07-2017)
Folio number: 6

Mesdames, Messieurs

En écoutant hier certaines communications qui ont été faites à cette tribune, il me semble que j’ai vu pointer l’une des grandes hérésies, ce que j’appelle l’hérésie, en parlant de la poésie.

Il me semble que j’ai entendu certains d’entre nous parler de la poésie comme d’un absolu qui serait à la fois transcendant, le monde de l’invisible, le monde de l’indiscible, et immanent au poète qui le proférerait en symbole.

J’ai aussi cru comprendre que pour certains la poésie était comme une science supérieure intuitive qui donnerait au poète le chiffre de l’univers et l’activité poétique serait plus qu’une activité transhumaine, une alchimie, une magie, une surréalité, et je me suis senti très malheureux devant ces définitions car si j’avais à les endosser, je ne pourrais plus me regarder sans rire et d’un rire assez amer.

Je me suis senti vraiment, en entendant ces discours souvent savants, un antipoète et il m’a semblé que si j’étais poète, je l’étais par accident et non pas substantiellement comme distinct des autres hommes. Je l’étais par l’accident d’une certaine faculté, la faculté de dire ainsi et non autrement, la parole humaine.

Pourquoi en somme proposer une idole de plus aux hummes qui en ont déjà tant ? Pourquoi faire de la poésie je ne sais quel ersatz de la mystique ou de la science la plus secrète ? Je préfère les hommes sans dieu aux hommes qui se feraient un dieu de leur langage et de leur parole. (Applaudissements)

Pour moi, Mesdames et Messieurs, la Poésie c’est tout simplement l’une des formes du langage, l’une des expresssions de la parole humaine, une parole incarnée non pas en l’homme mais en des hommes vivant dans un temps et dans un lieu déterminés, ayant une histoire commune, une histoire qui retentit dans l’existence de chacun d’eux et la parole humaine est le lieu de leur relation, est le tissu de leur relation au monde ? aux autres et à eux-mêmes.

Ces hommes, ces hommes quotidiens que nous sommes tous vivent dans l’univers quotidien des lieux communs et parfois dans ces lieux communs ils communient et de la profondeur des lieux communs vécus ensemble nait une parole vraie, une parole qui dévoile ces hommes les uns aux autres, l’un devant l’autre et qui les rend peut-être passagèrement, mais qui les rend tout de même capable d’amour et il arrive que cette parole soit de la poésie.

Il y a un grand livre qui nous a ému, qui a ému beaucoup d’entre nous depuis ces deux dernières années, un grand livre écrit par un grand poète, « Le Docteur Jivago », c’est le livre de la compassion universelle, c’est un livre qui nous montre à quel point nous sommes liés dans l’événement, l’événement le plus tragique, le plus formidable, le plus humain, d’une certaine manière, mais à une profondeur que l’événement ne touche pas, avec une logique plus grande, plus secrète que la logique apparente de cette histoire, et voyez-vous je ne connais rien de si émouvant que ce moment où tout d’un coup, cette femme qui a symbolisé tout le livre, disparaît en une phrase, on ne sait pas où, quelque part dans l’immensité de cette histoire actuelle qui est l’immensité de la steppe, qui est l’immensité de la solitude humaine, qui est aussi peut-être l’étroitesse des prisons.

Nous sommes des hommes de ce temps, Mesdames et Messieurs, des hommes qui pouvons bien nous demander, parce que nous sommes des hommes de ce temps et que la plupart d’entre nous ont vécu la guerre et l’après-guerre, qui pouvons bien nous demander avec le poète si nous sommes encore tout à fait des hommes qui pouvons bien adresser cette prières à Dieu : « Je fus un homme, illumine ce qui me reste ! », comme dit Pierre Jean Jouve.

Des hommes de ce temps ! ... Kirsanov, hier, nous a dit : « Nous autres, dans cinq ans... » et c’était une parole par laquelle il exprimait l’espoir de son peuple.

Nous autres, dans cinq ans... c’est l’homme d’aujourd’hui qui se projette déjà dans le futur, c’est l’homme nouveau.

Je ne sais pas où tu es, Kirsanov ? Es-tu ici ? J’aimerais te parler directement avec ce tutoiment qui n’est pas le tutoiement d’un camarade mais qui est le tutoiement de la vie intérieure, le tutoiement de l’être qui cherche l’être, qui veut lui parler et qui veut qu’ils se mettent en face l’un de l’autre, qu’ils se regardent et qu’ils se disent quelque chose au sujet du quotidien, non pas de nous autres dans cinq ans, non pas de l’homme nouveau, mais de nous maintenant, nous à présent, nous dans la passion du présent, nous dans le présent et notre histoire, non pas le présent de 1959, mais le présent de ce demi-siècle que nous avons vécu ensemble, ce grand présent historique qui ne doit pas tellement nous porter à l’optimisme.

Qu’est-il ce présent ? c’est le présent des révolutions, le présent des guerres, le présent des camps, le présent des prisons, le présent des tortures, le présent de l’oppression, de la parole humaine et de l’effort intérieur et partout, Mesdames et Messieurs, le présent de la peur installé dans la racine de l’être... (Applaudissement) de la peur de dire.

Mesdames et Messieurs, Kirsanov, tout à l’heure – hier, c’est tout à l’heure – nous a parlé de l’absence du rideau de fer qu’en survolant les nuages de la poésie, les nuages heureux de la poésie, il n’avait pas vu, certes c’est bien possible, mais le vrai rideau de fer, il n’est pas là, il est à l’intérieur de nous-même, c’est le rideau de fer qui fait qu’il nous est permis de tout dire, sauf cela précisément, le tabou contre lequel nous ne pouvons parler. (Applaudissement)

Mesdames et Messieurs, c’est en effet souvent la parole qui a fait les révolutions, les révolutions intérieures, mais c’est aussi également très souvent la parole qui est ensuite persécutée au nom des révolutions. Nous connaissons tous cela, nous autres Européens, il nous est arrivé à tous dans notre expérience personnelle de dire ce que nous rappelait hier Wat, ici même avec un accent de concentration silensieuse qui m’a beaucoup ému « Dichter aber nicht Mensch » et nous avons l’exemple autour de nous, nous avons peut-être l’exemple en nous-même de ce monde à part constitué en idoles, de cette dépossession de soi-même dont nous parlait précisément Wat. Mais c’est aussi Wat qui nous parlait des souffrances élémentaires de la parole, des souffrances élémentaires que certains ont endurées pour porter la parole ou pour porter l’étouffement de la parole et j’en appelle aux témoignanges de tous les Europées, de Bruxelles à Moscou, nous avons tous connu ce baillon, nous en avons tous souffert.

Combien d’années nous a-t-il fallu souvent pour en arriver à créer un poème pour adultes et quand ce cri s’élève, quand enfin le poèmes pour adultes, non pas le poème pour gens qui jouent avec la poésie, qui s’amusent, quand ce poèmes s’élève, que dit-il ? Il parle de la vie quotidienne, il dit : on nous prive de la vie quotidienne, il est la réclamation élémentaire de la liberté du for intérieur, il est le cri de celui qui veut être libre, à l’air libre.

Mesdames et Messieurs, au vingtième siècle et c’est peu-être la grandeur du vingtième siècle, dans toute sa tragédie, dans toute sa violance, dans toute sa cruauté, au vingtième siècle, on ne peut littéralement pas chanter, si l’on n’est pas à l’air libre (Applaudissements).

Vous avez peut-être lu un petit texte, une petite nouvelle qui s’appelle « Amour » et qui est d’un poète et d’un romancier hongrois qui s’appelle Thibor Dery. Qu’est-ce que cette nouvelle ? C’est l’histoire d’un prisonnier qui est resté un certain nombre d’années, on ne sait pas bien pourquoi, dans une prison et qui sort de la prison, de cette boîte de conserves, comme le disait quelqu’un qui a connu la prison, de cette boîte de conserves où l’on est seul, où le monde n’existe plus, où l’on est totalement « déréalisé » et cet homme rentre chez lui et il retrouve la bien-aimée. En lisant cela, Mesdames et Messieurs, j’étais ému jusqu’au centre de l’être, parce que je sais ce que c’est que de trembler et je sais ce que c’est que de retrouver la bien-aimée, après avoir tremblé et si je ne le savais pas, ce texte me l’apprendrait, il va suffisamment loin pour me dire la chose et qu’elle devienne mienne et que je devienne ce prisonnier qui rentre chez lui et qui retrouve la bien-aimée, mais aussi que je sois ce prisonnier qui a vécu dans sa prison.

Au fond, et c’est cela que dir la poésie, cette réalité toujours menacée, cette réalité où prend appui notre sentiment de l’éternel en même temps que notre vie quotidienne, c’est cela que nous voulouns tous dire et en le disant, nous le préservons.

Nous savons tous, Mesdames et Messieurs, ce qu’est une prison, c’est étroit, c’est épais, par le ventail on ne voit pas le ciel de l’invisible et nous tous, nous vivons encore à l’ombre des prisons, nous vivons sous de grandes ombres farouches, avec des souvenirs qui ne sont pas dissipés, qui existent encore, avec des craintes qui existent encore et je ne prétends pas que ce soit seulement une question de latitude, croyez-le bien, mais moi qui puis parler encore, pouquoi ne parlerais-je pas pour mes frères humains qui ne le peuvent pas et qui souffrent plus que moi, de la souffrance élémentaire de la parole déchirée.

Mesdames et Messieurs, il ne s’agit pas pour moi ici d’émettre un voeu, il ne s’agit pas de proposer que cette assemblée de poètes émette un voeu en faveur de Thibor Derry et de Julius Hay et des poètes emprisonnés avec eux, je n’ai pas autorité pour le faire et je sais qu’il y a dans le monde aujourd’hui, et qu’il y a toujours eu dans le monde non seulement plusieurs hauteurs de la parole, mais plusieurs degrés de silence. Je respecte certains silences, j’ai parfois perçu la vibration de ces silences et quant aux autres, je puis les comprendre, il y a de la douleur à se taire, nous le savons, c’est la souffrance élémentaire de la parole déchirée.

Mais je voudrais simplement demander grâce, quel beau mot que ce mot « grâce », il n’implique aucun abaissement, ni de la part de celui qui la demande, ni de celui qui l’accord, il contient même une lumière divine, laissez-le raisonner en vous et vous verrez tout ce qu’il éveille tout ce qu’il transforme.

Je voudrais dire, en mon nom d’abord : Monsieur le Président de la République hongroise, faites grâce à Thibor Dery, Julius Hay et ses compagnons... (Vifs applaudissements) et s’il y a quelqu’un ici qui veuille se joindre à moi pour en faire une parole commune, nous le ferons ensemble. (M. Pierre Emmanuel est applaudi par l’assemblée debout).

M. Le Président – La gratitude étant la richesse des pauvres, je vous remercie en abondance.