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Franco-Hungarian Literary Relations

GAR138.A

7, rue Antoine Chantin
Date: 05-01-1957
Language: French
Repository: Petőfi Museum of Literature
Document type: Speech
Publisher: Tüskés Anna (05-06-2017)
Folio number: 2

Pierre Jean Jouve : AUX POETES HONGROIS

Le soulèvement de votre pays pour le retour à sa vérité nationale, pour la dignité de la personne humaine sacrée et sa pensée, pour toute son existence enfin, contre le militarisme rouge ; ce soulèvement dans la nudité, dans une folie de courage, sera le plus grand fait d’histoire que nos yeux aient eu à contempler. Par les larmes qu’il tire de nos coeurs, c’est un renouveau d’honneur pour l’homme.

Afin de vous saluer, poètes combattants de Hongrie, je ne trouve rien de meilleur qu’une évocation du célèbre tableau d’Eugène Delacroix, daté de 1830 : La Liberté guidant le Peuple.

En une atmosphère magnifiquement grise, le gris du puissant soleil sur Paris, la barricade s’étend avec ses pierres et ses morts. Le cadavre de gauche, dévêtu par en bas, exhibe une nudité érotique tragique. Vers le fond, la ville sous les nuages de fumée et de poudre, la masse des insurgés qui luttent. Voici les cinq personnages du premier plan. Un descendant des sans-culotte, en béret, débraillé et sans âge, qui tient le sabre au claire ; à ses pieds un enfant, un garçon fille, épie la mort près des pavés dans la fureur de l’angoisse ; un étudiant portant gibus, les mains crispées sur le fusil tromblon, avance ; un ouvrier meurt, à genoux, la tête renversée ; à droite un petit gavroche frénétique, empêtré dans un abudrier trop grand volé à un mort, court avec un pistolet dans chaque main. Mais entre tous, au centre, en haut, l’énorme et légère Femme aux seins de guerre, la robe maintenue par une corde, demi-nue, virile, se meut le pied nu sur la terre ; profil doux et dur de déesse antique et de fille des rues, regard de commandement précis, de pitié souveraine ; le bras droit brandit le drapeau tricolore, dont les plis roulent en arrière ; le bras gauche est armé, du fusil à baïonnette. La Liberté est belle, d’une beauté chaste et bouillante ; elle fait irruption ; elle conquiert ; on la voit invulnérable. Tous les autres mourront, non elle. Avec le petit voyou qui l’accompagne, elle forme un couple, le plus beau des couples, celui de la mère et du fils. A cet enfant tout l’héritage de la France ! Avec l’ouvrier mourant agenouillé, au profil suavement perdu dans l’ombre, qui rampe, qui la contemple avec les yeux extasiés de la vision dernière, elle forme aussi un couple que la mort brutalise : celui-là était le père de l’enfant. Quant à l’étudiant qui domine sa peur, qui risque tout pour un signe, la Liberté est particulièrement d’accord avec lui : c’est Delacroix en personne. Il est là, présent sur la Barricade, le regard agrandi et la bouche amère, mais le chapeau et le corps exprimant la colonté farouche et « sauvage ».

Pierre Jean Jouve