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Franco-Hungarian Literary Relations

GAR153

Théâtre des Nations, 42 rue du Bac 7e Paris
Date: 30-09-1960
Language: French
Repository: Petőfi Museum of Literature
Document type: Typed letter
Publisher: Tüskés Anna (06-06-2017)
Folio number: 1

Cher Monsieur,

Voici tout ce que j’ai pu faire à cette heure, et non sans peine. mais en même temps avec un plaisir bien profond, bien vrai, et dont je vous suis redevable. Je crois bien que j’ai pleuré en lisant l’extraordinaire poème d’Illyés. Peu d’oeuvres au monde m’ont donné comme celle-là le sentiment de la grandeur vraie. Vous avez là un bien grand poète. Il me semble que c’est cela honorer un peuple. Comme je souhaite n’avoir pas été inférieur à la tâche que j’ai imprudemment acceptée !

J’étais embarrassé d’abord par les questions que je me posais. L’ignorance totale où je suis de la langue hongroise n’était pas ce qui me gênait le plus, mais l’incapacité qui était la mienne d’en entendre les sonorités, d’en mesurer les musiques. Mais à la fin vous m’avez permis de mieux prendre conscience d’une conduite constante chez moi, chaque fois que je me suis engagé dans une traduction, qu’il se soit agi de Goethe, de Rilke, de Hölderlin, de Shakespeare, de Donne ou d’Ungaretti (et maintenant de Ady, Illyés et Nemes Nagy). C’est que, en fait, je n’ai jamais traduit que du français en français. Je ne possède en effet pas la langue anglaise, ni l’allemande, ni même la soeur italienne, de l’intérieur. Leur génie vocabulaire ou syntaxique me demeure appris, et fait l’objet d’une connaissance, au lieu d’une participation qu’il m’est en français. A partir de là c’est moins le sens profond qui m’intéresse, et auquel d’ailleurs j’ai bien le sentiment de ne pas pouvoir accéder pour la bonne raison qu’il est mouvant et sans doute variable dans l’histoire. La seule chose à quoi je puisse m’attacher c’est de savoir si, dans quelques rapports de mots qui m’apparaissent d’abord, je peux trouver une allusion suffisante aux conditions de la langue poétique française.

C’est ainsi que ce que j’ai cherché dans les textes que vous m’aviez remis, c’est si par quelque manière je ne pourrais pas y retrouver quelques indications d’un style qui soit familier à l’oreille poétique chez nous. J’ai cru trouver dans Ady des traces de l’ironie grave, du jeu sérieux qui chez nous trouve un langage chez Laforgue et dans les comptines. Dans Illyés je n’avais pas de peine à me souvenir que le verset claudélien donnait à notre langue les possibilités d’une grandeur que je voyais se développer dans ce poème. Dans Octobre il m’a semblé déceler formulée, avec toutefois une musicalité moins cassée et plus prochaine de la laisse large d’Apollinaire.

Bien sûr il ne s’agissait pas pour moi de faire des pastiches de Laforgue, de Claudel ou de Reverdy. Plutôt d’ajouter à un langage qu’ils ont fondé d’une certaine manière ce supplément de découverte que me suggéraient les poèmes que vous m’aviez remis.

Y suis-je parvenu ? Je n’en sais trop rien. J’ai toutefois le sentiment que, à quelques mots près, ces textes que je vous propose s’entendent en français. Bien sûr il est encore souhaitable qu’ils ne trahissent pas tout à fait l’original. C’est à vous de me le dire, car, quant à moi, je ne suis pas en état de comparer.

De toute manière, je n’estime pas que le travail soit fini, que ces états soient définitifs. Je vous les envoie pour vous donner la preuve que je n’ai pas tout à fait manqué à mon engagement, ou du moins que si je l’ai fait c’est parce que je n’étais pas égal à la confiance que vous me faisiez.

Dites-moi donc si cela vous parait une base de travail possible, et jusqu’à quelle date vous me laissez la possibilité d’y travailler. Je commence mon boulot à la radio lundi et sans doute que la première semaine je serai un peu débordé. Nous nous verrons la suivante si vous le voulez bien.

Croyez-moi, cher Monsieur, votre dévoué

Jean Lescure