SA020
Language: French
Repository: Petőfi Museum of Literature
Document type: Typed letter
Publisher: Tüskés Anna (01-09-2017)
Folio number: 3
Mon cher ami,
excusez mon retard mais je ne voulais pas vous répondre avant d’avoir sur certaines choses un peu plus d’informations.
Le poste le plus important est celui concernant la diffusion de la littérature hongroise en France. Le Ministère de la Culture s’active pour tenir les promesses faites par le Président de la République. J’ai été convié à participer le 10 décembre dernier à une « réunion informelle » où étaient invités, théoriquement, les experts français en littérature hongroise. J’ai fait savoir que je ne pouvais m’y rendre, non par mauvaise volonté mais parce que les moyens matériels ne m’en étaient pas offerts. Juste un aller et retour en chemin de fer, ce qui m’aurait forcé à perdre trois jours. Ils auraient pu m’offrir un billet d’Air Inter. Ils en distribuent assez généreusement. Et puis, je ne vois pas à quoi pouvait servir une réunion « informelle ». Je n’ai pas de temps pour ce genre de bavardage. J’ai néanmoins envoyé une note où j’exprimais mon opinion : 1) choisir les oeuvres qui ont quelque chance d’intéresser le public français qui se sont donné la peine d’apprendre assez de hongrois. Le président du Conseil des Lettres, Jean Gattegno, qui se trouve être dans le civil un agrégé d’anglais sorti de Normale Supérieure, a réagi en m’envoyant une sorte de bref compte rendu de ce qui s’est passé et en me priant de lui faire connaître ce que j’en pense. J’ai constaté que la parlotte n’avait pas été très fructueuse. Le seul Français compétent qui y a pris part était Jean-Luc Moreau. On n’avait même pas invité Roger Richard, par exemple ! Cela commence bien. J’ai aussitôt riposté en demandant que la prochaine réunion rassemble les quelques spécialistes français du hongrois. Il ne s’agit pas de perpétuer les erreurs qui n’ont coûté que trop cher à la littérature hongroise (comme des erreurs semblables ont également nui à d’autres littératures). J’ai proposé de traduire deux sortes d’ouvrages : 1) de grands classiques, 2) des livres plus récents dûment sélectionnés. Je ne sais pas ce qu’il en sortira. Dans l’intervalle, j’ai été averti par les éditions de l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales que ma traduction du Kőszívű ember fiai allait sortir prochainement dans leurs publications. Ils m’ont même demandé de publier la traduction de Rózsa Sándor a lovát ugratja dont trois exemplaires ont été comme par hasard égarés, l’un à l’Unesco et les deux autres par l’Institut Hongrois de Paris. Je n’en ai plus qu’une quatrième copie pas très lisible. Il va falloir que je la retrouve dans mes archives, toute empoussiérée. Ils viennent par contre de réimprimer mon « Premier livre de hongrois » qui était depuis longtemps épuisé, ce qui gênait l’enseignement du hongrois tant à l’Institut même qu’à la Sorbonne. J’aurais surtout désiré que les traductions déjà parues mais épuisées soient reprises par une collection à bon marché, Livre de poche, etc. Encore faut-il proposer un ouvrage qui se vendra. Si nous essuyons un échec auprès du public, la bataille sera perdue pour longtemps. L’enjeu est donc d’importance.
Les personnalités compétentes à Pest ont fait parvenir une liste d’ouvrages à proposer aux éditeurs. On croit rêver ou plutôt on en revient au cauchemar. Cette liste est absurde. Aucub de ces ouvrages ne sera lu en France. N’oublions pas que si le Ministère de la Culture est disposé à aider financièrement les éditions c’est par des prêts à intérêt favorable mais les maisons d’édition sont tenues de les rembourser quel que soit le résultat des ventes. On comprend qu’elles hésitent, surtout en ces temps de crise. Il ne faut donc pas s’imaginer un instant que tout ira comme sur des roulettes. Il faut donc prendre toute les précautions possibles pour réussir. J’ai donc proposé de ne publier pour commencer que des romans, en choisissant ceux qui sont susceptibles de retenir le lecteur grand public. Donc rien qui ne soit accessible qu’à une élite d’esthètes ou de professionnels. Nous n’accorderons non plus aucun soutien aux mauvaises traductions. Nous n’avons pas même assez d’argent pour faire paraître les bonnes.
Non, je n’ai aucun souvenir de ce Madarász. Il faut dire que les temps étaient très agités et que j’étais harassé par le manque de sommeil. Comme on dit en termes de Marine, j’était tout le temps sur le pont.
J’ai lu votre papier dans És. Ne vous chagrinez pas, d’écrire ce qui se passe à Paris est pratiquement impossible étant donné le rythme sur lequel se déroulent les événements, qu’il s’agisse de littérature ou de toute autre chose. Autant en emporte le vent. Comme vous l’avez très bien dit, Paris n’est plus la capitale de la France mais une métropole internationale, une foire permanente de toutes sortes de produits où la pacotille, hélas, l’emporte sur les produits de valeur. Certaines émissions de la TV sont en effet tumultueuses (en particulier celle de Polac : Droit de réponse qui fait scandale. [...]
Venons-en aux choses sérieuses. Vous vous indignez avec raison au sujet de ce qui se passe en Roumanie où les Hongois subissent une véritable persécution. Vous avez raison également de reprocher à l’Occident d’ignorer ces excès. Je viens de faire à ce sujet une expérience très révélatrice. J’ai profité d’une réception donnée par une de mes cousines dans sa proprité du Montaiguet près d’Aix. Il y avait une centains de personnes, toutes appartenant à une certaine élite : notables d’Aix et de la région, personnalités étranères (Chargé d’affaires des USA, consul général de Grand Bretagne, de Turquie, personnalités allemandes de haut rang préfet de région, municipalité d’Aix et j’en passe). J’ai parlé aux uns comme aux autres des sévices infligés aux Hongrois des territoires annexés par la Roumanie. J’ai constaté que personne, je dis bien personne, ne savait qu’il y avait une importante minorité hongroise en Roumanie. C’est effarant mais c’est comme cela. J’ai expliqué de quoi il était question devant plusieurs des personnalités présnetes. Je dois à la vérité de dire qu’elles ont été émues de ce qu’elles apprenaient mais ce n’ira pas plus loin. Une fois de plus se confirme le bienfondé de la plainte d’Ady : Hamupipőke a magyar sors ! La tragédie de Trianon intéresse moins les gens que celle de Mayerling. On se révolte quand un terroriste salvadorien a été abattu ou quand un terroriste corse a été arrêté mais les millions d’êtres qui composent les minorités hongroises restent ignorés et quand on en parle aussi véhémentement qu’on peut, on est écouté poliment et c’est tout.
Il m’a été reproché d’avoir trop insisté sur les effets du traité de Trianon, en particulier dans Découverte de la Hongrie. La délégation hongroise auprès de la conférence de la paix en 1946 s’est exprimée maladroitement à ce sujet puisque les propositions que j’avais faites, quand j’ai été appelé à récrire le mémoire destiné à la conférence, ont été rejetées par le gouvernement de Pest. Ils avaient la naïveté de croire qu’en se faisant humbles et en mendiant quelques aménagements, ils seraiet davantage entendus, les pauvres. J’étais mieux informé qu’eux et je savais qu’on serait inexorable. En particulier, Molotov opposait son veto absolu. On ne perdait rien en élevant une protestation véhémente autant que solennelle contre le véritable démantèlement de la Hongrie. Hélas, les événements ne m’ont que trop donné raison. Tout autant que le sinistre pressentiment qui m’avait saisi à la gorge quand j’avais quitté Pest la dernière fois avant la guerre et que j’avais exprimé dans Découverte de la Hongrie.
Je suis en train, comme vous savez, d’écrire mes souvenirs de Hongrie. Constamment interrompu par d’autres tâches mais je ferai l’impossible pour y mettre la dernière main dans les délais les plus courts. J’y dirai ce que j’ai vu, senti, compris et quelle épouvantable injustice a mis en cause l’existence même d’une nation à laquelle l’Europe, surtout l’Occident, doit tant. Oui, il devient urgent de faire connaître votre pays. Aucun effort ne doit être épargné. C’est pourquoi je condamne des pratiques stupides comme celle qui consiste à ne jamais vouloir confier le soin d’informer les étrangers à d’autres qu’à des compatriotes. Nous avons, depuis 1931 formé des dizaines et des dizaines de Français destinés à cette tâche mais la plupart ont fini par se détourner des choses hongroises puisqu’on ne se servait pas de ce qu’ils avaient appris non sans peine. Jetez un coup d’oeil sur la liste des publications de chez vous mises (je ne dirai pas traduites) en français. A combien de traducteurs français s’est-on adressé ? Pouvez-vous un instant vous imaginer que le dernier numéro du Livre Hongrois sera lu ? Croyez-vous que les relations de Thomas Mann et des Lukács György intéressent les gens, trois ou quatre érudits mis à part ? Sur le football, il y a en français toute une littérature, à quoi bon vouloir attirer l’attention de gens qui ne savent déjà pas quelle publication choisir ?
A ce propos, j’ai lu, dans le même numéro d’És que votre article, les considérations désabusées de Boldizsár. Je comprends son amertume mais j’aurais cru que l’expérience serait venue à bout de sa candeur. Il a mis du temps à découvrir qu’il y a à Paris quelques uns de ses compatriotes qui estiment que les relations avec la France sont leur chasse gardée et qui, pour cette raison, sabotent allégrement tout ce qui peut être tenté par les autres. Je viens de vous rappeler, ci-dessus, mon aventure ou plus exactement ma mésaventure avec mon manuscrit dont l’Institut Hongrois a trouvé le moyen de perdre deux exeplaires sans compter celui remis à l’Unesco et que l’Unesco prétend lui avoir rendu après d’infructueuses démarches auprès de quelques éditeurs. Cela s’est probablement passé selon le processus décrit par Boldizsár. Aussi, j’ai compris qu’il était inutile d’insister et je n’ai plus rien traduit. J’ai trop à faire pour traduire quelque chose qui restera dans mes tiroirs. Je pense que Roger Richard a dû en faire autant. Je suppose qu’il n’a pas digéré le coup de la traduction d’A boldog ember, si soigneusement mise au point et qui doit être oubliée sous une bonne couche de poussière. Je ne saurais oublier les intrigues déméntielles de Gara contre Armand Robin, dont la mémoire d’Ady a fait les frais. Laissons, mais restons vigilants. [...]
Je sais de source certaine que la ville d’Aix ne verrait pas d’un mauvais oeil un projet de jumelage avec une ville universitaire hongroise. Pourquoi pas ? Ici, on tient beaucoup à étendre et renforcer ses relations internationales. Il faut en profiter. [...]