SA019
Language: French
Repository: Petőfi Museum of Literature
Document type: Typed letter
Publisher: Tüskés Anna (01-09-2017)
Folio number: 3
Mon cher ami,
[...] Je vais tâcher de reprendre point par point les questions qui nous intéressent. A tout seigneur tout honneur, je commencerai par Ady. Au risque de vous surprendre, les quelques pages que vous avez bien voulu me faire tenir (faute d’avoir reçu les Nouvelles Etudes Hongroises) viennent me confirmer dans mon opinion. Ady n’a jamais bien su le français, ni Bölöni n’ont plus. On ne parvient à comprendre ce qui se passe dans un pays que si l’on en possède suffisamment la langue et quand il s’agit de la France, il faut même la posséder très bien, ce que ne faisait pas non plus Léda. Et puis, Ady n’a vu qu’un côté, celui qui l’attirait. Quand on parcourt un pays, il faut jeter un coup d’oeil à la fois sur sa gauche et sur sa droite. Il n’a rien perçu du mouvement néo-catholique, par exemple. C’était le temps des Péguy, des Sangnier, etc. Il n’est pas non plus entré en contact avec tous ces étrangers qui animaient Paris à l’époque, etc. Hélas, mon âge fait que j’ai connu personnellement ou suivi personnellement bien des choses. Pour me résumer, je répéterai qu’Ady n’a vu que le Paris de la Foire sur la Place pour reprendre un titre de Romain Rolland. Il n’est jamais entré dans la Maison. Quand à ses poèmes sur Paris, ils ne représentent pas ce qu’il y a de meilleur dans son oeuvre. Le fameux A Gare de l’Est-en frise le mauvais goût. L’impact de la littérature française a été, heureusement, pratiquement nul. Ce qui fait la grandeur d’Ady, c’est d’avoir incarné la grande complainte hongroise. Et c’est lui faire injure que de le comparer à un Apollinaire ou même à un Rilke. Il a exprimé toutes les détresses, tous les espoirs, toutes les violences et aussi les grandeurs de sa nation. Si discuté qu’il ait pu être, aussi bien chez vous qu’ailleurs et plus chez vous que partout ailleurs, c’est l’un de vos plus grands. Je l’ai compris, durant les années terribles de 1940 à 1944 quand il a été pour moi une source de réconfort et un encouragement. Il a été aussi, comme tout grand homme, un précurseur car il s’est demandé qui il était, d’où il venait et où il allait. Et il n’a pas eu peur de faire face à ces interrogations. Vous me direz qu’il n’a pas été le seul dans la longue tradition de votre littérature. C’est précisément cette tradition qui confère à vos poètes et écrivains ce qui les distingue de tant d’autres dans ce qui Babits appelait « Világirodalom ».
Venons-en aux « promesses » présidentielles. Qu’elles soient irréalistes ne surprend pas. Depuis que j’ai pris conscience des choses autout de moi, j’ai constaté que nos représentants n’ont jamais eu la moindre idée de ce qu’il convenait de faire pour entretenir des relations culturelles équitables avec les autres pays, même les plus grands. D’ailleurs, le problème ne s’est posé que depuis 1914, date à laquelle les gouvernants et le public français ont brusquement découvert qu’un certaine propagande allemande leur avait causé un tort irréparable. Mais la leçon n’a servi à rien. On continue à envoyer à nos Institut Français des enseignants qui ne connaissent rien du pays où ils vont agir et trop souvent ces mêmes gens prennent plutôt en grippe tout ce qui s’attache au pys où ils sont. J’ai formé des spécialistes de hongrois ou de finnois. On me les a envoyés qui à Djakarta, qui à Chypre, qui en Equateur, etc.
Il est évidemment « irréaliste » de prétendre faire sortir 15 ouvrage hongrois par an dans les conditions actuelles. Mais, puisqu’« irréalisme » il y a, les torts sont partagés. Qu’avez-vous fait pour entrer sur le marché de Paris ? J’avais eu un grand espoir en 1949. Je m’étais dit que désormais, il y aurait un plan et l’on procéderait systématiquement. Il fallait savoir quels ouvrages on ferait traduire, dans quel ordre de priorité et par quels moyens on les ferait parvenir jusque dans les mains des éventuels lecteurs de langue française (pas seulement des Français de l’Hexagone). Or qu’a-t-on fait ? Exactement comme précédemment. Des initiatives personnelles, des émulations peu désirables, des préventions de toutes sortes ont envoyé en France des ouvrages mal choisis, plus encore mal traduits, naturellement mal lancés. Aucune étude n’a été instituée pour savoir qui l’on pouvait toucher et comment. On a ainsi donné la priorité à la poésie, ce qui était une triple gageure pour cette simple raison que les Français ne lisent pas de poèmes, que rien n’est plus difficile que de faire passer un poème dans une autre langue et que cette « translation » ne peut être éventuellement réussie que si le traducteur est lui-même un poète et a connaissance de la langue d’origine. Chez vou, d’ailleurs, c’est ce qui se passe. Vous n’auriez pas l’idée stupide de laisser un Français, même très maître du hongoris, traduire du frnaçais en hongrois. Je ne me vois pas mettres en hongrois un poète français ni même un prosateur. Il m’apparaît déjà tellement audacieux de traduire en français soit du hongrois soit du finnois ou toute autre langue. J’ai touours présente à l’esprit la déclaration de mon maître Antoine Meillet : « Il faut n’avoir aucune conscience de la difficulté que cela représente pour oser écrire sans frémire une seule page de français ». Alors vous vous représentez par quelles affres je suis passé quand il m’a été demandé de « retaper » les traductions des « Nouvelles hongroises » ou celle de Puszták népe.
Alors que faire pour les temps qui viennent ? D’abord un plan. Ensuite, rééditer les traductions « acceptables » mais en se débrouillant pour qu’elles sortent dans des collections populaires telles que Le livre de poche, Les presses de la Cité, Folio, etc. Enfin, publier quelques manuscrits en souffrance. Ainsi, Roger Richard a par devers lui une excellente traduction du Boldog ember (celle qui a paru déjà est exorable). Parmi ces manuscrits, il y a celui de la traduction que j’ai faite de Rózsa Sándor I. Comme je crois vous l’avoir écrit, c’est la dernière copie, assez effacée. Les trois autres, plus lisibles ont été « égarées » par l’Institut Hongrois qui me les avait demandées l’une après l’autre dans l’espoir de les faire accepter par tel ou tel éditeur, avec ou sans l’entremise de l’Unesco. Elle est à la disposition de l’Etat hongrois à deux conditions : 1) qu’elle soit reproduite telle qu’elle avant qu’on en envoie un exemplaire aux presses, 2) qu’elle ne paraisse pas sans que j’en aie moi-même pu corriger les épreuves. Quant aux droits du traducteur, j’y renonce en faveur de l’Etat hongrois. C’est un pieux devoir que je remplis en mémoire du grand Móricz Zsigmond. A propos des mémoires de sa fille, je ne les ai pas reçus. Je me souviens de sa visite qui m’avait été très agréable et très émouvante.
J’ai reçu Új Tükör et j’en ai été très touché. Voici une preuve de plus qui m’est donné de la générosité du peuple hongrois. Il n’est pas un peuple ingrat. C’est l’une de ses particularités les plus rares.
L’émission du Grand Echiquier m’a beaucoup déçu, ce qui n’aurait guère d’importance, mais ekke a déçu la plupart des téléspectateurs que j’ai pu interroger. Cela n’a, hélas, rien d’étonnant car le producteur, je veux dire J. Chancel est un bonhomme déplaisant, bouffi de suffisance et qui s’imagine qu’il faut toujours concentrer les projecteurs sur sa personne. Il ne connaît rien à rien, ce qui lui permet de faire l’entendu en toute circonstance. La partie musicale seule était réussi. Certes, le morceau de Liszt était archiconnu de tous ceux qui pianotent rn France et on aurait mieux fait de donner quelques chose de plus récent. L’exécution du Hymnus en revanche était une merveille. Pourquoi n’a-t-on pas expliqué sa signification ? C’est l’hymne national le plus original et le plus pathétique de monde et il fait si authentiquement hongrois ! La grande oubliée a été la littérature. Les deux poèmes récités par des interprètes téméraires n’ont pas même été entendus. La diction était défectueuse. Que n’avait-on prévu un artiste fraçais ? On ne dit pas des vers en français comme en hongrois. On a osé couper Illyés à qui on avait posé des questions stupides. Et comme un sous-titre n’a pas donné son nom ni ceux des autres auteurs, le public français ne saura pas comment ils s’appellent. Par contre la « Marche hongroise » de Berlioz a été magnifique. L’orchestre de la Honvéd est vraiment remarquable. Ce qui m’amuse, c’est que lundi dernier, dans un nouveau Grand Echiquier, c’est l’orchestre de l’Opéra de Paris qui a exécuté la même marche. Quelle différence ! J’espère que de nombreux téléspectateurs auront pu comparer. Cela leur aura peut-être révélé ce que le tempérament hongrois peut produire. Il y avait tant de rythme, de fougue et en même temps tant de précision que je regrette de n’avoir pu l’enregistrer qu’avec un petit magnétophone qui est trop déformant. C’était vraiment la Hongrie. Mais après, quelle idée que de faire paraître un ensemble de jazz ? Alors que la statistique révèle que cela n’intéresse que 2 ½ % du public...
Mais pour avoir fait de la « radio » moi aussi, je sais qu’il est impossible de produire quelque chose vraiment bien. Ils trouvent toujours un quelque moyen de saboter ce qu’on fait. La peste soit de tous ces minables qui se croient des génies.
Comme l’université de Turku vient de conclure un accord de collaboration avec les 3 universités de Provence, je pense que nous pourrions peut-être songer à faire quelque chose de semblable. Ce serait moins irréaliste que les promesses faites en l’air. Je voudrais surtout que ce soit la ville d’Aix qui se jumelle avec une ville hongroise correspondante. Qu’en pensez-vous ?
Veuillez remercier votre aimable épouse de m’avoir fait parvenir une coupure d’Új Tükör et remettez-lui mes hommages. Et croyez-moi votre bien dévoué Aurélien Sauvageot