NNA002
Language: French
Repository: Petőfi Museum of Literature
Document type: Letter written by hand
Publisher: Tüskés Anna (21-04-2017)
Folio number: 4
Voilà longtemps que vous auriez déjà une lettre de moi si je n’avais pas craint que cette précipitation vous ennuyât ; je viens de passer quelques jours bien pénibles. Je n’aurais jamais cru qu’un départ put être aussi pénible : jusqu’à maintenant j’avais toujours accepté avec joie de partir même quand cette joie était mélée de quelque amertume mais cette fois il n’y avait que l’amertume ; si je me suis arraché si vite de chez vous c’est que je craignais de ne plus pouvoir m’en aller et ce fut comme une fuite... et si vous avez prononcé le moindre mot fait le moindre geste pour me retenir, je n’aurais pu que rester.
J’ai déjà repris ma vie de tous les jours, cette vie qui peut passer pour banale et qui ne l’est que pour les esprits incapables d’être « soi », qui croient qu’être original c’est s’appliquer à faire ce que les autres ne font pas, qui ne sauront jamais sentir toute la joie d’un coin de ciel rose, toute la poésie d’une fumée.
Avant de rentrer à Lyon j’ai passé quelques jours dans ma famille en Lorraine... et j’y ai fait les délices de petites cousines de 11 et 10 ans qui me tyrannisaient pendant toute la journée ; j’ai fait peu de choses : quelques jours de réadaptation : j’ai lu pour me remettre au courant de tout ce qui s’était passé pendant mon absence – comme un long sommeil d’un mois, un sommeil dont il me reste quelques rêves et parfois je ferme les yeux pour me rendormir.
J’étais juste sur la frontière et les bruits de guerre y étaient plus terribles que partout – et je songeais à ce que nous disions de la guerre il y a peu de temps encore – et pourtant je me suis arrêté une journée à Münich (München) (malgré moi, par suite d’un retard des trains allemands) et j’ai été accueilli là-bas avec beaucoup de sympathie ; je n’ai pas caché que j’étais français et je n’ai vu aucun geste, aucune expression, aucun visage qui m’empêchât de me croire au milieu d’amis – alors ? Heureusement tout semble s’apaiser provisoirement du moins (si je dis heureusement ce n’est pas que j’aie eu peur pour ma petite personne toute seule, croyez-le bien, Agi).
Avez-vous lu le Grand Meaulnes ou êtes vous en train de le lire ? Je suis impatient de savoir si vous avez aimé autant que moi le Livre et l’Homme. Ne me dites pas un oui de politesse ; je veux savoir votre opinion sincère : et puisque je parle de politesse je veux régler le sort de ce mot : ne m’avez vous pas souvent dit « vous êtes très poli » et cela m’a presque faché : croyez ce que je vais vous dire (j’ai peut-être tort d’ailleurs) : je suis parfois très poli, trop poli avec les gens qui me sont indifférents... ou antipathiques ; je n’affecte jamais la politesse avec ceux que j’aime ; j’ai même parfois le tort de leur dire trop durement ce que je pense ; si vous avez l’occasion de vous en rendre compte par vous même un de ces jours, ne m’en veuillez pas trop.
A propos de livres, j’ai l’intention de vous faire parvenir, si je puis le trouver l’ouvrage de P. Valéry « Introduction à l’Etude de Léonard de Vinci » si je ne le trouve pas en librairie ; « La danse et Eupalinos ou l’architecte » du même auteur ; je crois que cela vous interessera beaucoup mais j’espère que vous n’aimerez pas l’esprit géométrique, un peu froid et inhumain de notre dernier classique.
Vous m’avez beaucoup inquiété Agi, quand vous m’avez dit que vous vouliez bien me répondre mais... pas trop souvent et pas de lettre très longues ; je ne voudrais pour rien au monde vous imposer de désagréables corvées mais vous me feriez tant plaisir en m’écrivant assez longuement, et puis j’ai encore autre chose à vous demander – ne vous fâchez pas – ne voulez vous pas me faire parvenir une photographie de vous n’importe laquelle pourvu que ce soit vous – vous ne me refuserez pas cela n’est-ce pas ? Et maintenant que j’ai écrit ces mots j’ai envie de finir ma lettre au plus vite pour qu’elle vous parvienne plus tôt et pourtant pendant que je vous écris j’ai encore l’impression d’être plus près de vous et surtout que vous êtes plus près de moi ; c’est comme si l’espace n’existait plus ; tout ce que je vous dis là vous ne pouvez pas le comprendre ; il faudrait que vous soyiez à ma place pour le pouvoir ; mais vous êtes cependant celle qui connait le mieux le fond de ma pensée ; puisse-t-elle ne pas vous paraitre trop méprisable.
A regret je vais vous quitter Agi mais pas avant de vous avoir demandé de transmettre mes respects à votre mère (que vous remercierez encore une fois car elle fut charmante avec moi) et à votre père ; mes amitiées à votre soeur.
Et à vous, Agi, je dis simplement au revoir, à bientôt mais dans cet au revoir, dans ce à bientôt lisez tout ce que les mots ne peuvent exprimer et que je pense sincèrement
Raymond